Lucien Séguy, dans les mots d’Erik Orsenna, c’était le moine-soldat. Infatigable soldat en mission de sauvetage d’une agriculture mondiale menacée de disparition, de disparition des sols par péché de démesure et d’arrogance aveugle. Moine jamais en repos, toujours soucieux de soustraire les sols à l’érosion dévastatrice et de les conserver en bon état, de verdir les campagnes et clarifier les eaux, de remplir les greniers et ‘dignifier’ les agriculteurs. Le moine concepteur du système de semis direct sous couvert, où les sols sont vivifiés par d’épaisses litières protectrices en surface et d’abondantes racines structurantes en profondeur, issues d’une diversité de cultures marchandes et de services, système adopté par la FAO et le monde sous la dénomination ACS, agriculture de conservation des sols (et du carbone !), agriculture in fine climato-intelligente ! Moine éminemment communicatif et sociable, rien d’un ermite !
Lucien Séguy, une force de la nature, personnage hors du commun, ayant marqué indélébilement tous ceux qui l’ont fréquenté, ou même vu une seule fois en jours de champs ou conférence. On pourrait essayer de revoir son œuvre, façon tableau impressionniste en épelant les lettres de son nom. Mais son nom, si on fouille, était à lui seul prémonitoire : Lucien, du latin lux, lumière, lion étant le signe astrologique associé à ce prénom : énergie et puissance pour éclairer l’avenir de l’agriculture ; le nom de Séguy pourrait être d’origine germanique, alliant dans ce cas victoire et ami : cela lui convient à merveille, car il fut à la fois convaincant et très amical : sourires radieux, bonnes plaisanteries et rires communicatifs !
Pour le lecteur pressé : c’est à partir du vaste Brésil, sa seconde patrie, que le phare Lucien a rayonné dans le monde puis en France, en duo avec son inséparable collègue et ami Serge Bouzinac (T73), éternel camarade de fatigues et de joies. C’est de là que, forts de l’expérience des agriculteurs pionniers du semis direct sur résidus de culture dans le Parana, particulièrement leurs amis Nono Pereira (†2015), Franke Dijkstra et Herbert Bartz, ils ont victorieusement affronté les monocultures de soja du Cerrado, menacées de ruine, en introduisant des plantes de couverture en avant culture, et des céréales en safrinha. Les multitudinaires jours de champ à Lucas de Rio Verde des années 1990 resteront dans les mémoires, dont le succès peut tenir en une formule entendue d’un agroconsultant de Sinop (Mato Grosso : « as plantas bomba que alavancaram a nossa agricultura ». (Les plantes-pompes qui relevèrent notre agriculture). C’est là que lors d’un séminaire organisé par l’Embrapa, le concept de système de semis direct avec ses trois piliers universellement connus, fut adopté par la communauté des partenaires. Les filières riz et coton, les universités et l’enseignement ne sont pas en reste : bilans de carbone (Ponta Grossa, Parana) et intégration agriculture élevage (Viçosa, Minas Gerais). En 2010, Lucien y fut distingué par deux belles médailles archi-méritées : docteur honoris causa de l’Université de Ponta Grossa, elle-même distinguée pour ses meilleurs cours sur l’ACS, et citoyen d’honneur de l’état du Mato-Grosso.
Lucien a aussi rayonné à travers le vaste monde, où il a formé à la recherche et au développement maints chercheurs et agronomes au Cirad et dans les institutions partenaires. Retraité, il a partagé son temps entre le Brésil et les latitudes tempérées, voire sub-boréales (Québec, Canada) où face au dérèglement climatique, l’agriculture a plus que jamais besoin de conserver des sols en bon état pour gagner en résilience. Son influence peut se mesurer à la diversité des semoirs de semis direct de haute technologie désormais produits en Europe, à partir des premiers SEMEATO importés du Brésil sous l’égide de Lucien. Si le mot « rolofaca » est désormais passé dans le langage commun en ACS, Lucien n’y est certainement pas pour rien. Prophète plus tardif en son pays, son message tenait dernièrement en trois mots, qu’il a su rendre hyper-convaincants : BIOmasse, bioMASSE et BIOMASSE.
Jamais en repos, toujours des idées d’avance, toujours soucieux de les mettre en musique, mais clinicien insatisfait par les symphonies inachevées, par insuffisance de diversité et de biomasse dans les orchestrations adaptées. Car il voyait qu’on peut faire plus et mieux. Espérons qu’il trouvera à présent le repos dans les terres du Périgord blanc qui le virent découvrir dans sa jeunesse la splendeur et l’harmonie des noces entre la nature et l’agriculture, la noblesse et la rudesse des travaux des champs, l’apprentissage et la grandeur des arts et métiers des agriculteurs.
José Martin
Agronome chercheur au CIRAD